Témoins de l’histoire militaire du Second Empire III
« Votre terre à la nôtre liée » – Lamartine
Roumanie – France – Les liens qui les unissent sont aussi forts qu’ils sont anciens.
Dès le début des années 1830, les idées de la révolution française se répandent dans les principautés de Moldavie, de Valachie et en Transylvanie. Les « Bonjouristes », les sans-culottes roumains, sont sur les barricades à Paris en 1848.
Lors du Congrès de Paris en 1856 – les Russes étant contraint d’abandonner leur protectorat sur les principautés danubiennes – Napoléon III intervient personnellement pour que la Moldavie et la Valachie forment une « Union » – ce qui constituait pour lui une première victoire à mettre au crédit de sa politique des nationalités.
Par ce congrès, la France recouvrait son prestige et son influence en Orient, et Gheorghe Dimitrie Bibesco, prince de Valachie profondément francophile participera à sa manière à cette dynamique.
Dimitrie Bibesco, prince de valachie
Né à Craiova en 1804, il termine ses études à la faculté de Droit de Paris où il obtient brillamment son Doctorat. Dès son retour en Valachie, on lui confie les responsabilités – bien que fort jeune encore – de Sous Secrétaire d’État au département de la Justice – puis de Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères.
Roumain francophile, il rencontre à Paris toute l’intelligentsia française roumanophile.
Lamartine, Edgar Quinet, Jules Michelet, Gérard de Nerval, Adolphe Billecoq (qui publiera La Principauté de Valachie sous le hospodar Bibesco),
En 1841, le Prince Dimitrie .Bibesco, élu « Hospodar de Valachie » en Janvier 1843, met activement en œuvre une politique sociale, économique et industrielle semblable à bien des égards à celle que Napoléon III imposera en France quelques années plus tard.
Ce prince roumain, intégrant les vertus ancestrales de son pays et celles de l’enseignement qu’il avait reçu en France, a été moteur d’une évolution politique et d’un progrès social, économique et industriel, sans pareil, anticipant et accompagnant la politique conduit par Napoléon III en France et en Europe.
Par ailleurs, familialement, ses relations avec la France furent plus fortes encore par l’éducation qu’il donna à ses trois fils – dont l’aîné a été élève à Paris de l’Ecole Polytechnique et les deux autres élèves officiers à Saint-Cyr – et tous trois servirent dans l’armée française « à titre étranger ».
Ils furent promus dans l’Ordre de la Légion d’honneur en raison de leurs mérites et des services qu’ils ont rendus dans les Corps Expéditionnaires auxquels ils furent affectés et ils ont amplement justifié cette distinction par leur engagement à nos cotés en 1870.
Le Prince Nicolas Bibesco
Né en 1831, fils aîné du Prince Dimitrie Bibesco, il est élève de l’École Polytechnique et il sort second du cours de l’École Impériale d’État Major en 1855.
Nommé lieutenant dans la Légion Étrangère (au titre étranger), il sert dans l’armée d’Italie – puis il est affecté comme officier d’ordonnance du Général Randon, Gouverneur général de l’Algérie puis Ministre de la Guerre ([1]).
Nommé Capitaine en 1859 et maintenu dans les mêmes fonctions, il est mis sur sa demande en non-activité sans solde, en Janvier 1861.
En novembre 1860, il a été autorisé à épouser Louise Hélène Ney d’Elchingen, la position et l’honorabilité de la famille Ney d’Elchingen étant parfaitement connues ([2])
Pendant le Camp de Châlons en 1864 – Capitaine au titre étranger en non-activité, il est affecté comme officier d’ordonnance du Général Ney de la Moskowa – Commandant la Division de Cavalerie du Camp.
Compte tenu de ses états de service, il est promu officier de la Légion d’honneur en 1865. Puis, le 20 août 1870, il écrit au Ministre de la Guerre : « J’arrive de Bucarest pour demander à servir et à combattre. Au moment où la France fait appel à tous ses enfants, je veux en être. Sorti des Écoles Militaires Françaises, j’ai déjà servi en Italie et en Afrique – et le décret spécial qui m’a mis en non-activité sans solde m’a réservé le droit de rentrer dans l’Armée sur ma demande. Le grade et l’emploi que vous voudrez bien me donner, Monsieur le Ministre, je les accepterai avec gratitude, etc. «
Il fera la guerre de 1870, promu au grade de Chef de Bataillon. (Il ne laissera pas d’écrit sur cette période de sa vie comme le fit son frère George).
Le Prince Georges Bibesco
Second fils du Prince Dimitrie Bibesco, né à Bucarest en 1834, il termine ses études comme élève de l’École Spéciale Militaire de Saint Cyr et de l’École d’État Major. Il rallie en 1862 l’état-major du Général Forey, Commandant en Chef du Corps expéditionnaire du Mexique. Chargé à son arrivée de rédiger pour le ministère de la guerre les rapports mensuels du Corps expéditionnaire, il a conservé toutes ses notes à partir desquelles il rédigera deux livres de souvenirs qui furent très remarqués :
– « Le Mexique 1862 – (Combats et retraite des six mille) »
Relation assez exhaustive des campagnes militaires de l’expédition du Mexique dont il a été l’un des témoins les mieux placés, participant « aux principaux combats et à la souffrance des troupes dans les Terres Chaudes ».
« Ce livre, écrit-il, est un enfant de la bataille. Il est né de nos marches et de nos combats, au bruit de la mousqueterie et du canon, dans l’intervalle d’une victoire à un échec, entre une joie et une douleur – la croix d’un camarade et la tombe d’un ami – Il est né pour tout dire entre le rire et les larmes ».
Quel style!
« Le corps Lorencez devant Puebla – 5 mai 1862 »
Ce récit, particulièrement poignant, reprend les pages les plus tragiques des combats devant Puebla. La sensibilité et le caractère passionné de ce Prince s’exprime encore ici magnifiquement :
« Le courage, les succès et les malheurs de ceux qui tombent dans la lutte et meurent dans la gloire, ne sauraient faire oublier l’abnégation de nos marins et de nos soldats restés à la Vera Cruz pour nous conserver coûte que coûte, ce lien indispensable avec la mère patrie, et qui – héros inconscients – frappent sans combat, tombent obscurément. Ceux là ont élevé le courage jusqu’à l’héroïsme, l’abnégation jusqu’au sublime. Gardiens de cette ville, véritable séjour d’agonie, ces vaillants sont mort pour la plupart fermes à leur poste, sans une plainte, leur dernier regard, comme leur dernière pensée, tourné vers la France. »
Magnifique ! Quel engagement ! Quel attachement à la France, sa seconde patrie!
Promu capitaine en 1863, il est cité peu après à l’ordre du Corps expéditionnaire du Mexique, pour s’être particulièrement distingué lors de la prise de la place de Trocalticha. Outre diverses décorations concernant la campagne du Mexique, il est promu « officier » dans l’Ordre de la Légion d’honneur, en 1865. Il quitte le Mexique en 1867 pour rallier des fonctions d’État Major au Gouvernement d’Algérie et est mis en « non activité » en 1868.
En 1870, comme ses frères, il rallie l’armée française dès la déclaration de guerre et il est affecté comme officier d’ordonnance du Général Félix Douay, Commandant le 7ème Corps.
Une fois de plus, témoin privilégié, il met sa plume aux ordres de sa passion de l’exactitude et de la vérité et il rédigera deux livres particulièrement bien documentés, vivants et émouvants :
– « Campagne de 1870 – Belfort – Reims – Sedan – Le 7ème corps de l’armée du Rhin »
– « Prisonnier – Coblence – 1870 1871 »
1 – “Campagne de 1870 – Belfort – Reims – Sedan – Le 7ème corps de l’armée du Rhin”
Les témoignages et les analyses qui sont en partie l’objet de cet ouvrage sont certainement parmi les meilleurs plaidoyers en faveur de Napoléon III car ils expliquent comment les hommes et les évènements se sont ligués pour l’entraîner dans cette désastreuse affaire et pourquoi cette guerre fût un échec sans précédent.
En effet, il rappelle tout d’abord les déclarations faites dans la presse et à la tribune de la chambre par l’opposition et rapportées par le Moniteur Officiel en Décembre 1867 :
“Il n’y a qu’une cause qui rende l’armée invincible – c’est la liberté”.
“Au lieu d’une armée imbue de l’esprit militaire, nous voulons une armée de citoyens qui soit invincible chez elle, et hors d’état de porter la guerre au dehors”
“Les armées permanentes en théorie sont jugées et condamnées. L’avenir appartient à la démocratie armée”
“Il n’y a qu’une bonne organisation, la levée en masse”
“Les alliances avec les gouvernements n’ont pas de valeur, les alliances avec les peuples sont seules utiles”
“Le militarisme est la plaie de l’époque”
“La vraie frontière, c’est le patriotisme”
Quel historien français a-t-il fait état de ces déclarations quand il aborde les causes de l’échec de Sedan?
Déclarations que Bibesco commente ainsi:
“C’est en se payant de pareils mots que l’on a atteint le triste résultat de désorganiser l’armée, de tuer l’esprit militaire et la discipline – que la porte de Sedan a été ouverte”.
Il poursuit :
« Aveugles dans leur système, les adversaires du pouvoir avaient poussé à la réduction de l’armée et combattus à outrance le budget de la guerre – alors que de l’autre côté du Rhin aucune dépense n’arrêtait, aucun effort ne coûtait…«
Thiers, depuis sa rentrée à l’Assemblée législative, proteste contre la légèreté avec laquelle on va se jeter dans la guerre.
Le Général Trochu dit au ministre de la guerre : « La France n’est pas en état de faire la guerre, vous la conduisez à sa perte » et le ministre de répondre : « Nous sommes prêts ».
Le Prince George Bibesco rappelle alors que:
Le jour de la déclaration de guerre – le 19 Juillet 1870 – les forces en présence sont les suivantes :
* Prussiens : 500 000 hommes prêts à se battre et massés non loin de la frontière.
* Français : 220 000 combattants dont une grande partie est dispersée jusqu’en Italie.
À Sedan, les défaitistes de l’arrière accusèrent « d’avoir capitulé sans tenter même un effort » les 70 000 hommes qui avaient combattu contre 220 000 depuis l’aube jusqu’à la nuit et qui avaient vu tomber 14 000 des leurs.
“Quand nous aurons montré comment, au milieu de quelques défaillances, tant de braves gens ont fait leur devoir, comment nul effort de l’armée française, acculée à Sedan, n’eût pu rompre le cercle de fer et de feu formé autour d’elle, nous aurons tout dit; oui tout car la plume est impuissante à exprimer les vœux que nous formons pour le salut, la grandeur et la prospérité de la France.”
Et le Prince Georges Bibesco de conclure :
“Ce livre est terminé. En le fermant, qu’un vœu nous soit permis : Puissent tant de douloureux souvenirs n’être pas stériles pour la France; puisse-t-elle méditer les enseignements de ce lugubre passé; puisse-t-elle après tant de malheurs, tant de sacrifices, reconquérir la place qu’elle a si glorieusement occupée dans le monde”.
2 – “PRISONNIER – COBLENCE 1870 – 1871” – Plon 1899
Poignant récit des difficultés rencontrées par les hommes de troupes français faits prisonniers à Sedan et enfermés dans des camps misérables à Coblence.(Il faut toutefois noter que les officiers qui avaient prêtés serment de ne pas s’évader étaient logés chez l’habitant allemand à Coblence).
Bien que ce long témoignage présente un grand intérêt, il ne saurait être question de reprendre en détails combien le comportement du Prince Georges Bibesco fût exemplaire et emprunt d’une grande noblesse d’esprit pendant sa captivité. Cependant, soulignons tout de même que grâce à son caractère et à son ascendant naturel, il noua naturellement des liens d’amitié avec le général Baron de Wedell, commandant la place de Coblence et par conséquent son geôlier. Il importe alors d’admirer comment il parvint à user de toute l’influence ainsi acquise vis à vis de Wedell pour pouvoir rendre d’inestimables services à tous ces braves – visites des officiers, dans certains cas des familles, élargissement pour certains avec ou sans échanges que nul autre que lui ne serait parvenu à obtenir. N’est-il pas admirable de lire sous la plume de ce prisonnier sur parole que
“Coblence devint pour moi la source de consolations qui se fondirent toutes dans la joie inexprimable de pouvoir être utile!”
N’hésitons pas à rapporter une anecdote tellement significative de la sensibilité de ce « Grand Seigneur », de ce Prince chevaleresque – au sens étymologique et littéral du terme!
Wedell s’étonne que Bibesco ne lui demande jamais rien pour lui-même alors qu’il avait sollicité bien des faveurs pour quantité de malheureux – Ce dernier lui demandera seulement de “Connaître le sort de son cheval : Sanglier”! – un superbe arabe gris pommelé avec lequel il avait fait la campagne du Mexique – Ce cheval avait été amené d’Afrique au Mexique par l’Amiral Julien de la Gravière, commandant le Corps expéditionnaire – ce dernier en fit don au Colonel Capitan, son fringant Chef d’État Major – Capitan mortellement atteint dans les combats de Puebla, le légua dans son dernier souffle à Bibesco – qui le rapatria en France et sur lequel il combattit à Sedan et qu’il fût contraint d’abandonner quand il fût emmené prisonnier à Coblence. Une ordonnance dépêchée pour répondre à cette requête revint un mois après avec l’animal pour le plus grand bonheur de son propriétaire.
Le plus bel hommage que nous puissions lui rendre est de citer in extenso l’une des dernières pages de Prisonnier à Coblence :
“En me consacrant aux souvenirs du passé, je pouvais continuer à servir ma patrie de naissance et ma patrie d’adoption que j’ai toujours confondues dans une même tendresse: toi Roumanie, parce que sous l’azur de ton ciel, je me suis éveillé à la vie; toi France, parce que tu m’as adopté pour fils, que tu m’as ouvert les rangs de ta vaillante armée, qu’il m’ a été donné de combattre à l’ombre de ton drapeau, de voir l’aube de ma carrière s’emplir du rayonnement que la victoire laisse à jamais derrière elle, qu’au crépuscule de ma vie de soldat j’ai partagé tes angoisses devant l’invasion, ta douleur dans la défaite. Le malheur, ce jour-là, a fait de mes liens d’affection, des attaches indissolubles et sacrées ».
Quel plus magnifique témoignage du rayonnement international de la France du Second Empire – à comparer à la »Légende Noire » propagée par un certain mystificateur, exilé volontaire hélas bien connus, détracteurs aveuglés de Napoléon II, occultant par aigreur certaines vérités historiques.
À titre d’épilogue, le Prince Georges Bibesco :
– épousa en 1875 la Princesse de Beauffremont, née Caraman-Chimay, dont la séparation avec son mari avait été l’objet en France d’un procès à scandale.
– publia plus de 15 volumes de souvenirs ou d’histoire sur la Roumanie ou la France au point qu’il fût élu en 1895 « Membre Associé de l’Institut de France – Académie des Sciences Morales de France ».
Il mourût à Constantinople en 1902.
Le Prince Alexandre Bibesco
Troisième fils du Prince Dimitri Bibesco, né à Bucarest en 1841, il participa comme ses deux autres frères à la campagne du Mexique après être lui aussi sorti de Saint-Cyr. Il fût député et ministre dans son pays. Il fut lui aussi promu chevalier dans l’Ordre de la Légion d’honneur en 1895, peu de temps avant de mourir.
Plus discret sur sa vie, il ne nous a pas laissé de souvenirs autres que ceux d’avoir été lui aussi officier dans l’armée française avec tout ce que cela signifiait de dévouement à une autre patrie que la sienne : la France de Napoléon III.
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Il nous appartient aujourd’hui de remercier ces princes roumains pour le courage et la détermination avec lesquels ils ont combattus pour la France, pour son rayonnement intellectuel, culturel et moral, apportant aussi par leur descendance directe une contribution appréciable à la littérature française en la personne de la Princesse Bibesco.
Baron Gilbert Ameil
Bibliographie :
- Grande Encyclopédie Française – Edition 1903
- Grand Larousse Encyclopédique – Edition 1960
- Dossiers militaires des Princes Bibesco – Archives de l’Armée de Terre – Fort de Vincennes
- Moniteur – Décembre 1867
- Livres et Publications archivés à la Bibliothèque Nationale de France aux noms de :
- Prince Gheorghes Démèter Bibesco (ex hospodar de Valachie)
ü Discours prononcés par le Prince à Craiova et à Bucarest (Noblet Imprimeur – 1857)
- Prince Georges Bibesco
ü Roumanie. 1843 – 1859. Règne de Bibesco; Lois et décrets 1843 – 1848 – Insurrection de 1848 (Édition de 1893)
ü Roumanie. 1843 – 1856. Règne de Bibesco; Correspondances et Documents (1901)
ü Roumanie. Histoire contemporaine 1842 – 1849 (1901)
ü 1889 – Exposition Universelle; La Roumanie avant, pendant et après (1895)
ü A propos de l’insurrection de 1848 en Valachie (1895)
ü Questions d’histoires – Trois ripostes (1901)
ü Recueil. Politique, religion, duel (1888)
ü Réponse au mémoire adressé au Sénat par le M. le Prince D.Ghica etc.. (1893)
ü Au Mexique, 1862. Combats et retraite des six mille (1887)
ü Avant le combat – (24 Janvier 1888)
ü Le corps Lorencez devant Puebla 5 mai 1862 – Retraite des cinq mille (1872)
ü Campagne de 1870. Belfort, Reims, Sedan. Le 7ème corps de l’Armée du Rhin (1872)
ü Prisonnier Coblence – 1870 – 1871 (1899)
ü Une exécution (1899)
ü Le fanatisme turc au 18ème siècle (1896)
ü Histoire d’une frontière : La Roumanie sur la rive droite du Danube (1883)
ü Note à propos d’une affaire avec le prince de Bauffremont (1872)
[1] ). Notons la confiance qui lui est faite de servir à titre étranger à un poste où parviennent les informations les plus hautement confidentielles !
[2]) Selon la formule consacrée des services chargés d’autoriser les mariages des officiers en activité !